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  • Photo du rédacteurMarie-France Lesage

Mon Irlande



Ce matin, la Meuse est hachurée de nuages. Une touche de gris, une touche de blanc et un peu de bleu autour d’un soleil laiteux qui fait se réfléchir les coques des bateaux de plaisance en hivernage.Dos à ma voiture, garée sur les quais, je m’assieds et ouvre Mon traître de Sorj Chalandon. Mon retour en Irlande commence à la première page. Je l’ai aimée à l’instant où j’ai posé le pied sur son sol, d’une démarche chaloupée par vingt-trois heures de ferry en provenance du Havre, avec un enfant de treize mois qui tentait de se libérer de mes mains pour marcher seule alors que la mer d’équinoxe me retournait l’estomac. C’est une époque où internet et airb&b, n’existaient pas. Nous voyagions sans réservation préalable. La première femme à ouvrir la porte de son logement, surprise par la lividité de mon visage, avait pris ma vie en mains et mon enfant dans ses bras.



Dés la première page, comme dans un roman de Simenon, je me retrouve dans l’atmosphère enfumée d’un pub, là où il y a quarante ans, nos hôtes nous expédiaient tous les soirs, se proposant de garder notre baby, petit loir bien sage. Des cafés où j’entrais avec ma jupe évasée de coton rose bonbon alors que tout était couleur terre, de la paroi des lambris enfumés, aux godillots des musiciens, des pulls de laine torsadée au tweed des vestes et des casquettes, de l’odeur des feux de tourbe à la couleur ambrée de la Smithwicks.



De nombreux touristes visitaient le pays. Ils étaient principalement Américains, descendants des millions d’immigrés irlandais qui suite à la Grande Famine du XIXe siècle, avaient quittés l’île. Le retour vers leurs racines était emprunt de la nostalgie d’un temps révolu qu’ils distinguaient sans peine dans les paysages bucoliques et les petits villages de cartes postales. Tout comme eux, nous étions accueillis en amis. Le soir, au pub, où se retrouvait la majorité des habitants, nous étions invités à danser et même chanter alors que les paroles de notre patrimoine nous faisaient défaut et que nos pieds gourds raclaient le plancher usé par tant de fantômes. Il y avait une histoire sous nos sabots, une histoire que nous respirions à chaque instant. Une histoire de lutte, de révolte, de soumission, de répression, de honte, de haine, de famine, de perte et de départ.



Au début des années quatre-vingt, l’Irlande était encore un pays rural, sous l’emprise de la religion catholique. Le dimanche matin, toutes les paroisses déversaient leurs lots de familles nombreuses sur le parvis d’églises de pierres austères. J’avais le regard attiré par quelques roux pâlichons. L’appareil en bandoulière, je n’avais ni l’audace, ni l’idée de les prendre en photo. Mes yeux se régalaient de ce chromo, les encastrant sur ma rétine au point que ma mémoire s’en souvient encore. Nous avons souvent la tête farcie d’images d’Epinal, formatés que nous sommes par nos lectures, les publicités, les films et les stéréotypes. Á l’arrivée dans un pays étranger, c’est souvent le grand écart entre le travail de notre imagination et la réalité. Nous n’avons de cesse de chercher les clichés qui correspondent à l’album rangé dans notre cerveau.


« Tout doit rester comme dans le rêve d’avant le voyage »

Dany Laferrière



Dans les corridors étroits et glacials des maisons où nous logions, trônaient de nombreuses images pieuses éclairées par de vacillantes lumerotes. Elles représentaient le pape Jean-Paul II, prônant, lors de son premier voyage dans l’île, la non-violence, le sacré-coeur de Jésus ou la Vierge Marie que contestent les Protestants des six comtés anglais du nord de l’île. La guerre civile entre les deux fractions rivales, protestantes et catholiques alimentait les informations quotidiennes. Elles nous touchaient de près. L’Irlande fait partie de l’Europe et se situe à quelques encablures de chez nous. Nous avons les mêmes racines celtiques, la même éducation religieuse, la même couleur de peau, les mêmes nuages au-dessus de nos têtes, la même palette de vert dans notre environnement.

L’Irlande, je la rêvais. Je la trouvais plus exotique que la Costa Brava et La grande Motte où séjournaient nos amis pendant les mois d’été. Nous étions loin de la farniente, des discothèques et du bronzage intensif. Nous cherchions peut-être, notre reflet dans ce miroir.



Sept mois après notre retour d’Irlande, nous apprenons le décès de Bobby Sands. Les journaux parlaient tous les jours de ce gréviste de la faim et des codétenus qui participaient à la même action de grève. Ces captifs de la prison de Long Kesh, située à Maze, non loin de Belfast, revendiquaient le statut de prisonnier politique. Long Kesh à présent détruit était le pénitencier britannique le plus dur d’Europe. Les détenus y étaient soumis à des traitements inhumains et la torture y était systématique. Les prisonniers refusaient de porter les vêtements des droits communs, exigeant un statut de prisonnier politique.

Ils avaient entrepris une grève de l’hygiène, au point de vivre, nus sous leur couverture et de rester enfermés dans leur cellule tapissant les murs de leurs excréments.

Cette inhumanité choqua le monde entier. Il fallut encore des mois avant que le mouvement ne s’arrête en octobre 1981 et des années pour que la guerre civile en Irlande du Nord ne cesse en 1998 avec les accords du Vendredi Saint.

En 1981, le nom de Bobby Sands est partout. Il aura été jusqu’au bout de ses revendications, ne cédant pas d’un iota devant l’intransigeance de Mrs Tatcher, la bien nommée Dame de fer. Dés son décès, un autre prisonnier prenait le relais de gréviste de la faim.



Le vert est à l’honneur pour la Saint-Patrick comme pour le printemps qui pointe dans les taillis et la médecine chinoise me recommande de le porter.

Ça tombe bien, je m’envole pour l’Irlande.

Écrire en avion me déplaît. J'hésite à tirer une plume de mes ailes déployées. Le grondement lancinant du moteur emplit mon crâne, plaquant les mots sur le blanc de la carlingue. Nous traversons les nuages et atterrissons à Dublin. Avec cette conduite à gauche, je sens un malaise m’envahir. Je suis co-pilote et assisse à la place du chauffeur si la conduite était à droite. Je m’agrippe à la poignée de la porte, la route est étroite, bordée de haies ou de talus et les deux rétroviseurs mal orientés me donnent le tournis. J'ai l'impression de ne rien gérer et je suis heureuse de m’arrêter dans un pub : des murs de planches brunies et un comptoir qui se prolonge comme dans les années cinquante vers le magasin situé de l’autre côté de la paroi de verre dépoli. Un vrai old pub me dis-je, ce que le tenancier infirme. Ce pub a brûlé en 1995 et il l’a complètement reconstruit avec les planches d'une ancienne école.

Je sais pourtant que je ne dois jamais me fier aux apparences et à ce que je voudrais voir!


Pendant que la patron me donne des conseils de visite en Irlande du Nord, la Guiness décante lentement sous la pompe, attendant le deuxième jet, passant du bouillonnement crémeux au brun de terre humide qui la caractérise. Sur le mur du fond, je lis une publicité pour cette bière sans alcool. Je m’en étonne et me demande comment les Irlandais vont faire dorénavant pour se pochtronner ?


Entre le Sud et le Nord du pays, nous ne discernons aucune frontière. La voiture fonce sur l’autoroute sans repérer de poste de douane. Alors que sur le continent, depuis l'épisode du Brexit et de la Covid, nous percevons la fière Albion comme un vaisseau de plus en plus impénétrable, ici, l’espace est ouvert et la circulation libre.

Nos nouveaux passeports ne seront d’aucune utilité!



Derry

C’est à Londonderry, dans le quartier du Bogside que j’ai ressenti la douleur des nationalistes irlandais. La ville est un décor de théâtre, la partie intra muros est construite sur une léger promontoire le long de la rivière Boyle. Elle est protégée par des murailles datant du XVIIe siècle. Ces murs représentent le pouvoir orangiste. En 1688-89, l’armée catholique du roi Jacques II, bloqua la ville pendant 108 jours avant que celle-ci ne soit libérée par l’arrivée d’un bateau de l’armée anglaise. Aucune brèche ne fut jamais ouverte et les murailles sont toujours intactes à ce jour. L’année suivante, Jacques II fut battu lors de la bataille de la Boyne par le roi protestant, Guillaume d’Orange. Suite à cette défaite et aux conflits du siècle précédent qui vit Henri VIII renier l’autorité de Rome, de nombreux Irlandais catholiques s’enfuirent du pays et l’arrivée de nouveaux colons anglais sur leur terre marginalisa un peu plus les autochtones, ouvrant la porte à plus de 400 ans de conflits politiques et religieux.



« Les troubles », ainsi nommé par les Anglais, commencent par la répression d’une marche non autorisée à Londonderry, en octobre 1968 qui fera des dizaines de blessés. En janvier 1969, le quartier populaire catholique du Bogside se soulève et dresse des barricades revendiquant un Free Derry, slogan emblématique qui sera peint en noir sur le pignon blanc d’une maison. À présent, la réplique réduite trône sur la cheminée de notre B&B, une maison étroite, comme toutes celles de la rue alignées en rang d’oignons, dans ce quartier ouvrier construit sur le versant, face aux murailles historiques. Des maisons tristes, précédées de jardinet souvent à l’abandon.

« Les troubles » atteignent leur apogée lors du terrible Bloody Sunday du 30 janvier 1972. Un bataillon de parachutistes anglais tire sur une manifestation non autorisée de 15.000 personnes venues protester à l’appel de l’association des Droits Civiques d’Irlande du Nord contre la politique de détention sans procès des personnes soupçonnées de terrorisme par le gouvernement britannique. Assurés que l’IRA, un groupe armé républicain désireux de chasser les Anglais d’Irlande, ne participerait pas à la marche, les manifestants étaient venus en famille. Les jeunes lancèrent les habituels pierres et bouteilles vers les barricades dressées par les Anglais aux portes de la cité emmurée récoltant en contre partie balles en caoutchouc, gaz lacrymogène et jets de canon à eau. Á l’écart de cette émeute, les parachutistes tirèrent par trois fois sur la foule désarmée, effrayée et tentant de se mettre à l’abri. En moins d’une demi-heure, sur une zone à peine plus grande qu’un terrain de football, Ils tuèrent treize personnes non armées et en blessèrent quinze autres. L’armée et le gouvernement britannique déclarèrent que leurs soldats avaient essuyé des centaines de coups de feu et n’avaient fait qu’y répondre alors qu’aucun véhicule militaire n’avait été touché.



Déambuler dans la ville tient du cours d’histoire. Des peintures murales décorent tous les quartiers. Dans le Bogside, ils ont pour thème l’apartheid, la révolution cubaine, la liberté, la paix. Ils mettent en gardent contre les méfaits de la drogue, les violeurs d’enfant et prônent le droit des familles de rendre visite aux prisonniers mais surtout, ils rappellent les massacres perpétrés tout au long de la guerre civile. Pendant des siècles, les Irlandais ont subi la colonisation des Anglais qui régnaient comme des coqs de village imposant une discrimination sociale, économique et politique. En 1998, les Accords du Vendredi Saint ont installé une paix fragile.

Les convictions politiques sont toujours très marqués dans le quartier unioniste de Fountain où les rues montent en cul de sac vers les murailles de la cité, du côté opposé aux quartiers populaires républicains dont les petites maisons ouvrières n’ont rien à leur envier.



Ici, dans les rues orangistes, les bordures des trottoirs et les poteaux de signalisation sont peints aux couleurs de l’Union Jack. Des fresques historiques à la gloire des Anglais et le drapeau du Royaume-Uni décorent les portes de garage et les pignons des maisons marquant le territoire comme un renard délimite le sien, en déposant ses déjections aux endroits les plus visibles. L’intrus est ainsi prévenu qu’il n’est pas le bienvenu.



Derry, dont les nationalistes irlandais éludent le London, est fier de ses peintures murales. La carte touristique éditée par la ville les mentionnent au contraire de Belfast. Dans la capitale, les quartiers populaires situés de l’autre côté de l’autoroute A12 ne sont pas mentionnés sur les prospectus touristiques. Falls Road et Shankill Road sont les rues que je veux visiter. Je découvre des palissades de 7m de haut, érigées entre les quartiers belligérants. Ces murs dénommés « murs de la paix » sont à présent couverts de messages et graffiti de pacification. De nombreuses fresques murales recouvrent les pignons et l'on connait de suite, l'opinion politique de la rue rien qu'à lire les slogans.



Dans un pub anglais de Shankill road arborant la main rouge de l'Ulster, une publicité signale que la Guiness est brassée à Dublin et à Londres afin que le client unioniste n’aie pas de gêne à écluser la bière réputée dublinoise. La légende de cette main rouge, raconte que deux navigateurs celtes auraient rivalisé pour toucher en premier le sol de l'Ulster. Le gagnant n'hésitant pas à se couper la main pour la lancer sur la terre. Ce pub jouxte le jardin commémoratif de Shankill, qui rend hommage aux soldats irlandais tombés sur le front de l’Yzer, lors de la première guerre mondiale.




Ce qui me sidère, ce sont les énormes portes métalliques séparant les quartiers unionistes et républicains qui sont encore fermées chaque nuit, non par peur de l’autre, me dit la réceptionniste, mais par peur de changer les habitudes! Ma vision de sa ville la dérange, poliment, elle me conseille de regarder plutôt cette partie de Belfast, tournée vers l'avenir et se modernisant peu à peu en réhabilitant les nombreux bâtiments délabrés.





Celui ou celle qui se coupe de ses racines,

qui les perd et fuit son passé,

n’a plus nulle part où aller.

Jón Kalman Stefánsson



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